Les masques sont à peine rangés, les dominos envoyés au pressing, les rues tout juste restituées aux kyrielles de touristes, que les carnavaleux lorgnent déjà sur 2020 et son programme alléchant. Le Vol de l'ange, l’élection du plus beau costume et celle de la Marie. Pensez ! Il faut bien une année entière pour préparer au mieux les dix jours que durent l'iconique (pour reprendre un terme à la mode) carnaval de Venise !!! Mais s'ils savaient, organisateurs, amateurs et touristes prompts à dégainer leur smartphone à la recherche du cliché qui les rendra célèbre sur les réseaux sociaux, que cette décade n'est rien en comparaison de la fête grandiose qui se déroulait, à l'origine, de la fin décembre jusqu'à la mi-mars. Hé bien… Pour sûr : ils en mangeraient leur bauta… et leur tricorne avec !
Mais ça c'était avant Garibaldi (du temps où il n'était pas qu'une station du métro lyonnais) et sa lubie unificatrice. Avant même que les Autrichiens ne prennent possession de la ville. C'était au temps où Venise rayonnait de toute sa superbe sur le pourtour méditerranéen et au-delà. Du temps où elle était LA Sérénissime…
Au commencement était le Liston
Le carnaval de Venise remonte au moins au XIe siècle, voire au-delà, mais il semble qu'à cette époque chacun faisait un peu ce qu'il voulait, c’est-à-dire un peu n'importe quoi. Au XIVe siècle, décision fut donc prise de le codifier.
Le premier temps fort se déroulait le 26 décembre, jour de la Saint Stéphane (et lendemain d'une fête un peu plus connue de nos jours). Lors de la Saint Stéphane, donc, les Vénitiens se rendaient sur le campo San Stefano. Mais pas à n'importe quelle heure : à 23 heures précises. Ensuite, chacun s'évertuait à suivre l'unique bande pavée de cette place : le liston. Lors de ce défilé d'ouverture il n'était pas tant question de parader en costume que de bavarder, bien à l'abri derrière les morette, ou de comploter, voire même de flirter. Combien d'histoires d'amours sont nées durant le liston ? Combien de gentilshommes vénitiens se sont laissé abuser par les masques derrière lesquels, en lieu et place de la douce et gente damoiselle qu'ils croyaient entretenir se cachait une courtisane ou une épouse infidèle ?
Et le Conseil des Dix dit : qu'il y ait des amusements….
Malgré l’apparente spontanéité de ce défilé, il n'en était rien. En effet, le très sérieux Conseil des Dix, présidant aux festivités, était chargé de donner un cadre à cette liesse généralisée. Tout était calculé, millimétré : port des masques, interdiction faite aux femmes de se travestir en homme et inversement, prohibition des cortèges masqués nocturnes, date des divertissements… Ainsi, les combats de poings ou les forces d’Hercule ne pouvaient se dérouler à l’envie. On ne se battait, ni n’édifiait des pyramides humaines à n’importe quel moment… et surtout pas pendant les fêtes religieuses !
… et des sacrifices
Mais si les humains s’amusaient dans un esprit bon enfant, d'autres créatures n’étaient pas, elles, à la fête. Ours, porcs, chiens, oies… tous participaient (avec plus ou moins d’enthousiasme… et on les comprend) au carnaval. Les premiers à payer un lourd tribut furent les taureaux. Jusqu’au XVIe siècle, lors du Jeudi gras (moins connu que le Mardi dans nos contrées), il était de coutume de les décapiter. Il paraît que c’était pour commémorer un épisode marquant de l’histoire vénitienne. La décapitation passant de mode, l’on se contenta par la suite de combats entre chiens et taureaux ; combats qui se terminaient invariablement par une course poursuite dans les ruelles encombrées de Venise. Ces galopades animalières n’existent plus de nos jours. Un Vol de l’ange a pris leur place. Autres temps, autres mœurs…
Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le dernier jour
Après deux mois et demi de festivités, l'ultime jour du carnaval ne manquait pas d’advenir. Rires, chants, danses, transgressions en tous genres devaient céder le pas aux rigueurs du Carême. La place Saint Marc devenait une dernière fois le lieu de toutes les folies. On allait faire s’illuminer le plus grandiose et clinquant feu d’artifice que l’on ait jamais vu, véritable point orgasmique de cette période orgiaque.
Les derniers feux éteints, il ne restait plus aux Vénitiens qu’à endosser de nouveau leurs habits quotidiens. Quant aux toursites, de retour chez eux ils s'empressaient de relater leur aventure au point de faire croire, comme le titre d'un livre d'Alberto Garlini en témoigne, que Venise est une (éternelle) fête !